Mille cercueils by Ishii Kôta

Auteur:Ishii, Kôta [Ishii, Kôta]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Récit, Témoignage, Littérature japonaise
Éditeur: Seuil (Éditions du)
Publié: 2013-03-06T23:00:00+00:00

2. Maîtriser ses émotions

Takako Ōtani, assistante dentaire

Dans le gymnase de l’ancien collège n° 2, la plupart des cadavres, quel que soit leur âge, avaient les mâchoires serrées et les yeux clos. Certains avaient les bras projetés vers l’avant, d’autres étaient recroquevillés sur eux-mêmes, les poings fermés, comme s’ils avaient voulu se barricader contre la mort. À leurs pieds, de grands sacs plastique contenant leurs effets personnels mouillés dégageaient une légère odeur de vase.

D’une main tremblante, Takako Ōtani notait la description de la dentition des cadavres sur une fiche intitulée « Observations dentaires des corps non identifiés ». Elle était tendue depuis le matin et sentait dans ses muscles de petites contractions qui la perturbaient au point qu’elle avait du mal à maîtriser ses doigts. Devant elle, Suzuki, à genoux, s’efforçait d’ouvrir la bouche d’un défunt à l’aide d’un abaisse-langue. Il s’agaçait tellement de ne pas y parvenir que l’outil lui échappait sans cesse. Takako, derrière lui, voyait son dos s’agiter, et se disait qu’elle allait sûrement devoir se montrer la plus forte des deux.

Lorsque Suzuki lui avait demandé de l’accompagner à l’ancien collège n° 2, Takako n’avait pas encore pris la mesure de l’ampleur des ravages causés par le tsunami. Certes, elle n’ignorait pas la gravité de la situation. Les parents d’une collègue qu’elle avait eus au téléphone la lui avaient décrite, et elle avait écouté les nouvelles à la radio. En plus, son père, qui dirigeait la paroisse de la secte Tenrikyō1 à Kamaishi, était en train d’organiser une mission d’aide avec des bénévoles, et il avait pu recueillir certains témoignages auprès des fidèles. Elle savait qu’il y avait des victimes, et elle avait accepté la proposition de Suzuki, sans hésitation, désireuse de se rendre utile au plus vite.

Pourtant, sur le seuil du gymnase, lorsqu’elle s’était retrouvée devant cette réalité atroce, ses intentions charitables avaient volé en éclats. Elle avait vu tous ces corps, alignés sur le sol comme des rondins, et elle avait vu aussi leurs visages tordus par l’agonie. Ces personnes vivaient dans la même ville qu’elle, elles en avaient respiré le même air. Elle les avait peut-être croisées sur le port ou à la caisse d’un magasin, se disait-elle.

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